Alfred Hitchcock et James Stewart : Anatomie d’un duo

Quand on pense aux stars fétiches du Maître du suspense, une image vient tout de suite en tête : la figure de la blonde hitchcockienne, aussi glaciale que élégante. Pourtant, le record de collaborations est détenu non pas par une femme… mais un homme, James Setwart (ex aequo avec Cary Grant). Retour sur une des associations les plus fructueuses de l’Histoire du cinéma : quatre chefs-d'œuvre tournés en seulement 10 ans. 

crédit : Getty Image / Hulton Deutsch

"La corde" : la rencontre 

Première rencontre, premier classique. En 1948, James Stewart et Alfred Hitchcock sont alors deux noms qu’on ne présente plus à Hollywood, chacun ayant déjà à leur actif nombre de succès au compteur. Pourtant, voir James Stewart, grande figure du héros américain ordinaire popularisé chez Franck Capra ("M. Smith au Sénat" (1939), "La vie est belle" (1946)…), rejoindre le sombre univers du Maître du suspense, ça ne coulait à la base pas vraiment de source. Pour "La corde" (1948), il n’était d’ailleurs pas le premier choix d’Hitchcock et du scénariste Arthur Laurents pour incarner ce professeur adulé par deux étudiants meurtriers, qui vont pousser le vice jusqu’à cacher le cadavre de leur victime sous son nez lors d’un dîner. Un jeu de dupes qui se joue en trio sous la caméra amusée d'Hitchcock, qui multiplie les sous-entendus homosexuels. Hitchcock proposa ainsi le rôle à Cary Grant, puis Montgomery Clift, qui refusèrent le rôle pour son ambiguïté sexuelle. Un sous-texte que, selon la légende, ne vit pas James Stewart. Il accepte le rôle sur proposition du studio Warner Bros qui cherchait à imposer une star au casting de ce film ambitieux.


Stewart voit surtout dans ce film un challenge technique. Composé de neuf plans-séquences d’une dizaine de minutes chacun, le tournage s’apparente à un exercice de théâtre complexe. Ce qui provoqua stress et anxiété chez l’acteur oscarisé, comme il le déclara rétrospectivement au New York Times : “C'était la chose la plus folle et la plus difficile que j’ai faite. C'était complètement nouveau.” Stewart joua son personnage avec le plus grand sérieux, empreint de la puissance morale qu’il incarnait alors dans l’imaginaire collectif. Si aujourd’hui le film est considéré comme l’un des plus grands de la carrière d’Alfred Hitchcock, la performance du comédien déplut à l’époque, notamment à la critique et au scénariste Arthur Laurents qui ne le trouvait pas assez “sexuel” dans ce ballet macabre à trois têtes. Mais Hitchcock n’a pas dit son dernier mot pour révéler la noirceur de son acteur.

"Fenêtre sur cour" : une alchimie (presque) parfaite 

Dans "Fenêtre sur cour" (1954), l’association Hitchcock / Stewart est au cœur du projet dès le départ. Les deux hommes créent ensemble une société de production uniquement dédiée à ce projet : Patron Inc. Adapté d’une nouvelle de Cornell Woolrich, le film narre l’obsession voyeuriste d’un photographe cloué chez lui à la suite d’un accident. Depuis, il observe compulsivement son voisinage jusqu’au jour où il pense être témoin d’un meurtre. Un personnage brillamment interprété par James Stewart qui va en révéler toute la dualité : un homme psychologiquement ambigu, profondément imparfait, à la perversité notable, mais auquel le public s’identifie par le charisme de la star. Pour la première fois, James Stewart incarne une forme d’alter ego du cinéaste. La chaise d’immobilisation ne serait-elle pas une métaphore de celle du cinéaste ? Le téléobjectif de l’appareil photo semblable à celui de la caméra ? Une incarnation physique des obsessions du Maître que l’on reverra de manière encore plus accentuée, et donc plus troublante, dans "Vertigo"


Mais attention, malgré leur profond respect mutuel, la relation entre les deux hommes s’avérait parfois tendue, comme l'a révélé dans une biographie sur James Stewart son partenaire de jeu dans le film de Wendell Corey : “Il était très pointilleux sur les bons plans, le bon éclairage, et il pouvait argumenter et crier plus fort que Hitchcock – je pense même que Hitch avait parfois un peu peur de lui…”

"L'homme qui en savait trop" : le héros ordinaire à la sauce Hitchcockienne

 

Pour cette troisième collaboration, James Stewart et Alfred Hitchcock abandonnent le huis-clos pour un nouveau terrain de jeu : le thriller d’espionnage international. Le cinéaste signe avec "L’homme qui en savait trop" (1956) un auto-remake de son film de 1934.  Le duo nous entraîne au Maroc, puis à Londres. James Stewart incarne un sympathique touriste américain, médecin et bon père de famile, qui se retrouve pris dans un engrenage après avoir assisté au meurtre d’un espion dont il est malgré lui le récipiendaire de ses derniers mots. L’acteur reprend ici son rôle de prédilection, le héros ordinaire, remodelé évidemment à la sauce Hitchcockienne. Le brave Dr McKenna se montre ainsi progressivement arrogant et manipulateur pour arriver à ses fins, notamment vis-à-vis de son épouse, formidable Doris Day. Le film sera un triomphe au box-office.

"Vertigo" ("Sueurs froides") : derniers coups de maîtres 

Final en apothéose pour les deux hommes. Souvent considéré par la critique comme le plus grand film de l’histoire du cinéma, Alfred Hitchcock et James Stewart atteignent ensemble le sommet de leur art avec "Vertigo" (1958) (ou "Sueurs Froides" en version française). Stewart y interprète Scottie, un ancien policier acrophobe enquêtant sur une mystérieuse jeune femme, interprétée par Kim Novak. Encore plus que dans "Fenêtre sur cour", Alfred Hitchcock fait de James Stewart son alter ego à l’écran, Scottie étant probablement le personnage le plus proche de la psyché du cinéaste. Si le projet tient particulièrement à cœur au cinéaste britannique, le public, lui, ne suit pas. "Vertigo" est un échec commercial.

Hitchcock en tient alors James Stewart pour responsable, ou plus précisément… son âge ! À 50 ans, le réalisateur estime que le physique vieillissant de la star a empêché le public de s’identifier. Résultat, Hitchcock ne veut plus de lui pour son prochain projet, dont il avait pourtant déjà parlé à un James Stewart très emballé : "La mort aux trousses" ! Mais pour ne pas froisser la star, il fera en sorte de retarder le tournage jusqu'à ce que James Stewart se retrouve engagé sur un autre projet. Ironie de l’histoire, le rôle reviendra à l’autre acteur fétiche d’Alfred Hitchcock, Cary Grant… pourtant plus vieux de 4 ans ! Le réalisateur raconta plus tard que Grant collait d’ailleurs bien mieux au héros de "La Mort aux trousses" par son charme et son humour. Car chez Hitchcock, si Stewart est l’alter-ego obsessionnel et émotif, Cary Grant incarne à l’inverse l’homme drôle et charmant auquel le cinéaste aurait rêvé de ressembler. Deux acteurs pour deux facettes d’Hitchcock… mais ça, c’est une autre histoire.